Qui n’a jamais rêvé d’abîmes profonds renfermant des secrets oubliés depuis longtemps, d’anciennes ruines à explorer, juste là, sous nos pieds, abritant, qui sait, des traces de civilisations disparues ou créatures étranges ? Nombre de jeux vidéos en font un vaste terrain d’expérimentations ludiques, comme le tout dernier Zelda Tears of the Kingdom. Ces mondes souterrains inspirent les artistes depuis des siècles, tel le mythe de l’Atlantide, la cosmogonie de Cthulhu ou les écrits de Jules Verne, notamment dans son Voyage au centre de la Terre. Au cinéma, le cultissime Metropolis de Fritz Lang dépeint une société divisée dont une partie survit dans les profondeurs.
En Suisse, ce monde caché existe bel et bien. Fort heureusement très peu exploité et, bien évidemment, moins ésotérique ou poétique. Nous avons déjà évoqué le contrôle périodique des abris antiatomiques, installations privées visant à abriter la population en cas de catastrophe.
Aujourd’hui, nous suivons l’équipe des Préposés à l’Infrastructure, rattachés au Domaine de la Logistique, dans la préparation au grand contrôle annuel de la construction située sous l’école de Bellavista.
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Le printemps à l’œuvre densifie les feuillages et verdit les mousses. Aussi, la rampe d’accès n’attire pas l’attention, hormis l’inscription Protection Civile orange vif. La pente rectiligne, longue et mystérieuse, s’enfonce dans l’obscurité. Des grillages, d’énormes battants blindés, et nous voici à l’entrée d’un véritable labyrinthe capable d’abriter 274 personnes à tout moment. L’ORPC Meyrin-Mandement compte trois dispositifs de ce type, sur son territoire. Un en campagne et deux à Meyrin, dont celui que nous découvrons aujourd’hui.
À la différence des abris cités dans un précédent article, des lieux comme celui-ci sont destinés à abriter les forces d’intervention en cas de catastrophe et comprennent des douches, vestiaires, dortoirs, cuisine équipée, local sanitaire permettant de soigner des dizaines de patients, mais également les équipements nécessaires à l’établissement d’un poste de commandement. La superficie totale est impressionnante, les couloirs interminables. Sans points de repères extérieurs, on perd rapidement la notion du temps ainsi que celle de l’espace. Nous sommes bel et bien dans un monde à part, inhabituel, que les Organisations de Protection Civile entretiennent méticuleusement.
L’équipe du jour, constituée d’un mécanicien et de deux électriciens de profession, réalise un contrôle poussé de tous les équipements. Ali A., Préposé à l’Infrastructure depuis plus de dix ans, explique : « il existe trois types de contrôles. Le plus fréquent, mensuel, est une ronde de contrôle, presque un avis de passage. On doit se servir de son flair, de son ouïe et de ses yeux pour détecter d’éventuelles défaillances. Pour autant, on ne va pas creuser et faire du gros entretien. » Cette référence aux sens ramène à l’animal et éveille l’imagination. Ces hommes sont bel et bien les garants d’une existence supportable en troglodyte. Il poursuit : « deux fois par années, nous réalisons un petit contrôle, procédons à quelques réparations. Aujourd’hui, c’est le grand entretien annuel. Les tests portent sur les domaines du bâtiment, conformément à la LCE (loi sur les constructions et entretien, ndlr). Ventilation, électricité, sanitaires. Nous vérifions le fonctionnement de la construction. Surpression, nettoyage des voies d’évacuation. Nous sommes sensés y vivre, non y survivre. D’où le contrôle de la qualité de l’air, de la cuisine, des machines, des chargeurs, et de l’écoulement. Tout ce qui servira aux utilisateurs finaux. »
En apparence, maintenir en état de fonctionnement de telles installations nécessite un panel de compétences bien plus large que celui acquis dans l’exercice d’une profession technique, mais Ali A. tempère : « on peut réaliser nous-mêmes les travaux qui nécessitent peu d’entretien. La première fois qu’il faudra changer une courroie, par exemple, le novice sera assisté. Au bout de trois-quatre fois, il saura comment faire. » Cette modestie ne doit pourtant pas occulter un point essentiel : le travail en équipe. Cela signifie complémentarité et solidarité. Ce domaine particulier de la Protection Civile comprend des corps de métier très différenciés, tels que ventilistes ou plombiers. Les compétences sont partagées, et les préposés s’épaulent les uns les autres afin d’atteindre les objectifs. De plus, ces constructions présentent des spécificités. Par exemple, celle de Bellavista est certifiée EMP. C’est-à-dire qu’elle peut continuer à fonctionner en atmosphère ionisée, comme en cas d’accident nucléaire.
Dans un local proche de l’entrée, une énorme machine rugit. Nous aurions fini par rencontrer le monstre tapi dans les profondeurs… Il s’agit du puissant groupe électrogène de secours qui permet à la construction de fonctionner en cas de black-out. Il est même possible de refaire le plein de mazout sans sortir à l’air libre. C’est un des points de contrôle du jour. Tout fonctionne parfaitement, la créature retourne à ses rêveries.
Nous gagnons la rampe d’accès, satisfaits du travail accompli. Depuis notre obscurité, le ciel lointain est éblouissant, le vert des feuillages inspire la paix. Et l’espoir de ne jamais avoir à réveiller les machines sommeillant dans ces dédales, juste là, sous nos pieds.